La liseuse

Je me suis mis en colère contre ma liseuse. J'avais repéré, dans mes bonds digitaux, un joli brin d'expression et mû par un vieux réflexe j'ai voulu le souligner en bleu (je mets du bleu quand j'aime), un crayon ad-hoc me tendait les bras, je n'ai pas pu, un écran y faisait barrage. Une automatisme ancien m'a fait répéter trois fois mon geste de conquête, de barboteur de mots d'auteur. En vain... Et à ce moment, comme un prédateur qui a loupé son mauvais coup, une colère s'est soulevée en moi, m'échauffant de pied en cap et ne sachant comment elle pourrait s'épandre. Je l'ai fixée  (la liseuse, pas la colère, voyons!) d'un regard méchant.  Ah! comme j'aurais pu être cruel envers cette petite créature! j'aurais pu, j'aurais... oui...j'aurais pu la torturer, l'écraser, là réduire à ses particules les plus élémentaires, mais l'auteur, lui, ne le méritait pas. Cependant est-ce pour cause de trop plein de consonnes ou disette de voyelles, la vague est retombée, la colère rentrant du coup, gentille fille, en sa demeure cachée. Oh! -c'est promis!- Jusqu'à un prochaine saillie d'indignation. J'ai regardé ma liseuse. Impavide,qu'elle était! Toute silencieuse, toutes les lignes bien ordonnées, la page prête à la glissade...C'est ça: Comme si rien ne s'était passé! Pas même un vieux accent circonflexe pour s'excuser de m'avoir mis, par sa résistance, dans pareil état (celui d'un oignon sans i). Cet état que j'avais connu et qui, à présent (si vous me suivez encore) s'était évaporé. Je l'ai fixée à nouveau. Me penchant vers elle pour lui chuchoter, d'une voix gercée par le manque, tu l'as échappée belle!

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